Il est légèrement embarrassant d’être aiguillée vers un article du Monde (un point de vue de Jean-Noël Jeanneney) en lisant un blog anglophone. Indépendamment de l’opinion exprimée par Mark Liberman, je le trouve plutôt rassurant de constater que le sujet n’intéresse pas que les français ou autres européens.
La question du multilinguisme sur la toile est immense, complexe, embrouillé par des émotions confuses (l’incrédulité parfois du côté anglophone, la crainte du côté francophone, pour ne parler de celui-ci) : d’un côté les ressources mis à disposition pour l’accès au savoir — souvent libre et gratuit, du moins en partie — sont largement supérieur dans le domaine anglophone, et en particulier américaine ; la qualité des documents et des interfaces utilisateurs est souvent meilleure (Où sont donc les dictionnaires de langue française accessibles sur le web ? le seul que je trouve utilisable est le TLF, et son interface me donne des boutons. Ce n’est pas une question de financement public : ce sont les éditeurs que traînent les pieds, tout préoccupés par la protection de leur « propriété intellectuelle ». Allez voir du côté de Merriam-Webster ou du site Bartleby.com pour comprendre ce qu’entends par là.) Mais d’un autre côté, la toile se diversifie linguistiquement: la part de l’anglais est en chute libre — le moment où la grande nouvelle était que l’anglais ne détient plus une majorité absolue est loin derrière nous ; les brésiliens dominent le site social Orkut ; les équipes de développement du logiciel libre sont souvent franchement internationales, ou bien dominés par un groupe d’informaticien de langue maternelle autre que l’anglais, et même s’ils choisissent d’adopter la langue de Shakespeare pour leur communication interne, la localisation de leurs produit a fait des énormes progrès.
Oui, il y a la grande question de la domination d’un style de pensée, d’approches théoriques qui ont leurs racines dans une culture nationale particulière, et qui ne sont donc pas aussi universelles que leurs protagonistes peuvent le croire. Et oui, elle cela va de pair avec le deuxième enjeu que soulève l’article de Jean-Noël Jeanneney : celle du financement des initiatives qui touchent à l’accès public au savoir de haut niveau.
Prenons le système universitaire américain — payant, et cher, et souvent regardé avec effroi de ce côté de l’atlantique. Je suis d’ailleurs critique à son égard, car je souscris à l’idée que les études, que je considère tout d’abord comme vecteur de savoir et lieu d’exercice des capacités intellectuelles, doivent être gratuits. Mais tout sentiment de supériorité me semble déplacé étant donné que les ressources mis en œuvre sont à ce point plus importants là-bas qu’ici. Un étudiant américain serait choqué de constater l’anonymat, le manque de conseils, guidage, accès à des ressources (y compris bibliothèques, ordinateurs … ), et aussi la distance entre les enseignants et leurs élèves. Et des chercheurs et leurs ressources, n’en parlons même pas. Cela est particulièrement le cas de la France — d’autres pays n’ont pas hésité a tel point de mettre à disposition des ressources largement plus importants.
C’est donc dans ce contexte que s’inscrit le cri de Mr Jeanneney ; ses lecteurs français le savent, bien entendu, alors qu’il faut peut-être préciser pour les autres.
Personnellement, je me suis toujours sentie placée entre deux chaises (ou même trois), linguistiquement, culturellement, et cela fait que je ne peux avoir d’opinion tranchée sur la supériorité des uns par rapport aux autres. Vu par quelqu’un qui n’est pas très fortement enracinée dans une culture nationale particulière, le débat intellectuel et certains champs scientifiques (comme la linguistique, que j’observe d’un œil attentif) se présente à moi moins comme dominé inéluctablement par les États-Unis, mais tout d’abord comme segmenté en cultures nationales et approches théoriques qui, sans être incompatibles — loin de là –, semblent exister sans que les pratiquants se parlent seulement. Bien entendu qu’il y a toujours eu des querelles d’écoles, mais pour s’entre-déchirer il faut d’abord se parler, et a fortiori savoir que l’autre existe. Ceci vaut même dans le petit monde des blogues : le fait même que j’écris en anglais en plus du français me fait perdre des lecteurs français. Cet aspect est peut-être la (ou une) cheville ouvrière du multilinguisme international.
Pour revenir au billet de Mark Liberman, j’aimerais bien en savoir des détails sur ce auquel il fait référence quand il écrit :
As someone with a couple of decades of experience in negotiating information-sharing arrangements with European agencies in general, and French ones in particular, I’m enjoying a quiet chuckle at the thought of the “protection against perverse effects” that the people serving in such entities can be trusted to provide.
On aime bien les histoires salées. Et je mets en garde contre une confusion entre l’opinion publique française avec le discours des mandarins culturels, dont Mr Janneney fait, bien entendu, partie.
Signalons aussi que le site consacré à l’édition numérique de la BNF, Gallica, est une mine de documents et d’information historiques, et que j’adore m’y balader. Et que l’initiative de Google de numériser des fonds universitaires entiers n’est pas accueilli avec tant d’enthousiasme dans le milieu des bibilothécaires américain, du moins si je peux croire librarian.net.
Enfin, pour info, son soupçon est fondé : défi(er) se traduit par challenge en anglais (ce qui se traduit souvent par challenge en français…). Ainsi, le titre de l’article est tout à fait à-propos.
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