Pascal de chez Finis Africae découvre que la lecture de Little Women (titre français : Les quatre filles du Docteur March), le roman de formation de Louisa May Alcott, en version française appelle quelques interrogations critiques. Principale mise en cause : la traduction, dans son cas celle de Anne Joba pour Le Livre de Poche Jeunesse :
- Seule la première partie du roman est traduite, la seconde n’étant semble-t-il pas disponible chez nous. Ainsi, pour les lecteurs francophones, Beth ne tombe pas malade, ne meurt pas à la fin, et le roman se termine sur un happy end. Et sur cette première partie elle-même, il manque trois chapitres. […]
- Toute référence à la religion est supprimée. Par exemple, on ne parle pas du Pilgrim’s Progress dans cette version française, et si la gouvernante est toujours française, elle n’est plus catholique. […]
- Les références à la littérature sont également supprimées. Ainsi, au chapitre 3, Jo ne pleure plus sur The Heir of Redclyffe mais sur « un livre qu’elle lisait », et au chapitre 5, Meg ne se replonge plus dans Ivanhoe mais dans « son livre ». […]
Pascal fournit un lien vers un autre site détaillant les mutilations qu’a subi ce classique de la littérature de jeunesse américaine du 19ème siècle aux mains de la traductrice et de l’éditeur.
Après quelques recherches, on se rend compte que les versions expurgées et édulcorées de ce roman en langue française ne datent pas d’hier. L’excellent article De Little Women de Louisa May Alcott aux Quatre filles du docteur March. Les traductions françaises d’un roman de formation au féminin de Claire Le Brun (Université Concordia, Montréal, Canada) — disponible en ligne sur le site extrêmement intéressant d’édition scientifique erudit.org — fait la comparaison de six traductions françaises entre 1880 et la fin du 20ème siècle. (Celle de Anna Joba n’en fait pas partie.) En effet, Claire Le Brun observe :
[E]n 1880, Pierre-Jules Hetzel, célèbre éditeur français pour la jeunesse, publie sous le pseudonyme de P.-J. Stahl, Les Quatre filles du docteur Marsch [sic] d’après L.M. Alcott, pour son « Magasin d’éducation et de récréation », fondé en 1864. P.-J. Stahl a joué un rôle décisif dans la transmission de Little Women en domaine francophone. Cette adaptation, plus ou moins retouchée par les éditeurs et des adaptateurs anonymes, continue d’avoir cours et nous l’avons incluse dans le choix de traductions. Elle a imposé au récit des distorsions qui n’ont pas été rectifiées depuis.
Ainsi c’est Stahl qui impose cette fiction du « docteur » March, en faisant jouer au père dans l’armée nordiste, non pas le rôle d’un aumônier, mais celui d’un médecin. Version plus acceptable dans une France républicaine où s’affrontent les tenants du catholicisme ultramontain et de la laïcité, peu réceptive dans son ensemble au mariage des guides spirituels. L’éditeur estimait en effet que le livre « tel qu’il était, n’aurait pu […] réussir en France ». Si les traductions récentes ont corrigé l’erreur dans le texte, le titre demeure inchangé, et les lectrices francophones continuent de croire que le père des soeurs March est docteur en médecine. Son absence dans le premier tome permet d’ailleurs de ne pas se poser trop de questions. La seconde modification substantielle apportée au texte est le gommage systématique de l’intertexte bunyanien. Chez Stahl, la Morale familière remplace le Pilgrim’s Progress. Or, ce texte clé de la spiritualité protestante (1678), évoqué dès le premier chapitre, imprime son mouvement au texte d’Alcott ;
L’étude de Claire Le Brun traite d’ailleurs longuement des passages touchant au personnage de Jo — garçon manqué, reflet autobiographique de l’auteure et de loin le personnage le plus intéressant du livre. Sa caractérisation ne sort que rarement indemne des traductions ; de l’adolescente complexe, forte tête dans tous les sens du mot, il ne reste souvent qu’un pâle reflet. Plusieurs tableaux comparatifs (je trouve particulièrement intéressants celui-ci et celui-ci) compètent l’article. En guise de conclusion, si aucune des six traductions n’est irréprochable, on peut s’attendre à ce que celle de Paulette Vielhomme-Callais (Gallimard Folio/Junior) et celle de Maud Godoc (Castor-Poche) soient à peu près buvables.
Il est passablement surprenant de constater qu’à une époque où la version cinématographique de la trilogie His Dark Materials (titre français : À la croisée des mondes) de Phillip Pullman est expurgée de toute référence à la religion pour cause de frilosité présumée du marché étatsunien, celle-ci est supprimée dans la traduction française d’un livré américain. Dans le premier cas, le projet de carrément tuer Dieu étant au centre de la trilogie, on redoute une réaction de rejet d’une société empreinte d’un christianisme militant. Dans le deuxième, on sous-estime les jeunes lecteurs et lectrices, et leur rend un piètre service en leur servant une sorte de bouillie insipide à force d’avoir ôté du plat original les épices peu familières.
Quand les jeunes américains lisent que Harry Potter et ses amis mangent des cheeseburgers alors qu’en version britannique, on leur sert des des bangers and mash (saucisses-purée), je peux encore en rire ; peut-être. Mais des atteintes à l’intégrité d’une œuvre et des tromperies du lectorat sur son contexte social et historique de cette étendue me semblent inexcusables.
[Cette démarche n’est bien sûr pas propre à la France et aux traducteurs français. Voici une perspective qui vient des États-Unis, sous forme de critique d’un livre sur la censure des idées potentiellement troublantes dans les recueils de textes utilisés dans l’enseignement, écrite par une bibliothécaire qui sait de quoi elle parle.]
Billets connexes : What Canons are good for, Minimalist Kitkat, Reading Little Women, A matter of perception , Sappho II, Film and audio - legal, Les poteaux roses, c'est auripilant
Technorati (tags): books, français, French, literature, littérature, livres, traduction, translation