A l’occasion du centième anniversaire du Petit Larousse, Libé pubile un entretien charmant avec le lexicographe Jean Pruvost, auteur du livre « La dent-de-lion, la Semeuse et le Petit Larousse: la biographie du Petit Larousse » qui paraît aujourd’hui même. (Tiens, je ne savais pas que dandelion, pissenlit, venait du français. L’accès à l’article devrait d’ailleurs devenir payant la semaine prochaine, alors lisez-le vite.)
Un dictionnaire, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne propose jamais un aperçu objectif et universel, dénué de tout parti pris idéologique, d’une langue au moment de sa parution. Il y a deux raisons principales à cela : consciente, par volonté des auteurs d’exercer une influence morale « positive » sur la populace ; et inconsciente, car même les lexicographes les plus impartiaux ne peuvent échapper à certains aspect de l’idéologie dominante. L’entretien appelle les deux les « stéréotypes de chaque époque ».
M. Pruvost, qui possède 5000 dictionnaires (et je croyais, moi, d’en être raisonnablement bien équipée …), cite des définitions et illustrations provenant d’anciennes versions du Petit Larousse et nous paraîssant désuets aujourd’hui. Or, ce qu’il ne dit pas explicitement, c’est que notre amusement ne naît pas exclusivement du fait que les mots ont changé de sens. Illustrer « vacherie » par « Les vacheries doivent être tenues dans un parfait état de propreté » nous semble certes saugrenu parce que le mot ne désigne plus principalement une étable ; mais en outre nous imaginons très bien la voix moralisatrice du lexicographe, incarnant l’Universalisme Républican, s’adressant au paysan qui se serait aventuré à consulter le Larousse. (Bon, et admettons qu’il serait aussi une bonne chose que certains maintiennent leurs blagues douteuses dans un état de propreté convenable.)
Voici d’autres exemples de phrases illustratives citées par M. Pruvost:
Pour « beaucoup », on pouvait lire : « Beaucoup d’explorateurs ne reviennent pas. » Pour « tuberculose » : « On ne meurt pas toujours de la tuberculose. » Pour « femme » : « La plupart des femmes posent. » […] Pour « nébuleux » : « La philosophie des Allemands est nébuleuse. »
Le dernier est celui que je préfère.
Il ne faut pas croire que de telles illustrations tendancieuses aient disparues de nos jours. Je ne suis même pas contre le fait que mon édition du Petit Robert (juin 1996 ; vous l’avez déviné, je suis plutôt Robert que Larousse) propose « Le racisme n’a aucune base scientifique » en premier lieu pour élucider le terme « racisme ». Je ne vois d’ailleurs pas comment illustrer un tel mot sans parti pris. Ceci dit, mon cher Robert tant aimé a quelques soucis à se faire quand il touche aux choses sexuelles, ou plus précisement homosexuelles. Son comité éditorial a finalement expurgé l’expression « une lesbienne pédophile » de l’article illustrant « pédophile » après avoir reçu des lettres de protestation faisant valoir que « un bon père de famille pédophile » serait plus en rapport avec la réalité. Cet exemple ne figure plus dans l’édition en ma possession, mais tous les exemples recueillis par l’association SOS Homophobie dans cet article y sont. Cela m’intéresserait de savoir s’ils ont disparu maintenant.
Entre-temps, le Guardian nous apprend (en anglais) la parution d’une nouvelle édition du Concise Oxford English Dictionary. Cet article, à la différence de celui de Libération, parle exclusivement des erreurs les plus repandues d’orthographe grammatical et d’usage (confusion de deux mots homophones comme « tow (the line) » au lieu de « toe (the line) »). Et on dit que ce sont les français qui tiennent la palme du préscriptivisme ? L’engouement pour l’histoire culturelle en fournirait-il un contrepoids ?
Une seule critique à faire à l’article du Guardian : L’apostrophe incorrect dans « it’s » (pour « its », l’adjectif possessif ; confusion avec la contraction de « it is ») n’est pas un greengrocer’s apostrohe (litéralement, un apostrophe des marchands de fruits et légumes). Ce terme quelque peu injurieux désigne les apostrophes inutiles avant le s du pluriel (« tomato’s » ; notons que les marchands ne sont pas tous illettrés quand même). Il a fait son apparition en français aussi, comme dans le déroutant « pin’s » (a priori pluriel, mais également singulier du synonyme du mot épinglette) et même dans … « euro’s ».